Accueil Société Entretien avec Raoudha Gafrej, experte en eau et adaptation au changement climatique: «La Sonede a du mal à maintenir l’équilibre et le bon fonctionnement du réseau»

Entretien avec Raoudha Gafrej, experte en eau et adaptation au changement climatique: «La Sonede a du mal à maintenir l’équilibre et le bon fonctionnement du réseau»

Les coupures d’eau récurrentes observées depuis le mois de mars dernier interrogent sur le fonctionnement du réseau de la Sonede qui peine de plus en plus à garantir un service de qualité à ses abonnés. La faible pluviométrie et la situation critique des barrages seraient en grande partie responsables de la perturbation de l’alimentation et de la distribution de l’eau potable par la société. Experte en ressources hydriques et adaptation climatique, Raoudha Gafrej a bien voulu apporter son éclairage. Entretien

Pouvez-vous nous dresser un état des lieux des barrages après les dernières précipitations?

Si les dernières pluies sont bénéfiques et ont suscité l’espoir au sein de la population, elles ne sont, toutefois, pas suffisantes pour améliorer le stock des barrages du pays dont la capacité a, à peine, augmenté de 1%, passant d’une moyenne de 22 à 23%. Du 1er septembre au 10 décembre, il a plu l’équivalent de 28,2 mm alors que la moyenne pour la même période est de 82,4 mm. Le déficit pluviométrique reste important.

La moyenne des précipitations que nous avons reçues correspond à 12% de la pluviométrie annuelle. Le déficit pluviométrique au Nord-Ouest est estimé à 60%, au Nord-Ouest à 62%, au Centre-Ouest à 72%, au Centre-Est à 79%, au Sud-Ouest à 72% et au Sud-Est à 80%. Selon les données de l’Observatoire national de l’agriculture, le stock d’eau dans les barrages à la date du 10 décembre est estimé à 539 millions de m3, ce qui représente 23,3% de leur capacité de remplissage.

Du 1er septembre au 10 décembre, 84,3 millions de m3 ont été collectés au niveau des barrages, soit 22,3% des apports moyens qui sont enregistrés sur la même période évalués à 376 millions de m3. Les barrages qui alimentent la population en eau potable pour les zones du Nord, du Grand Tunis, du Cap Bon et du Sahel sont Sidi Salem, Sidi El Barrak, Joumine, Sejnene, Zayatine, El Moula, El Harka et les barrages Ettine et El Maleh. Le taux de remplissage actuel est en dessous de 25% pour la plupart de ces barrages qui alimentent le canal Medjerda et à partir duquel s’approvisionne la Sonede.

Bien que ce taux de remplissage soit faible et en deçà des besoins de la population en eau potable, il a fallu, à cause de problèmes techniques dus à l’impossibilité de transférer l’eau vers d’autres ouvrages, lâcher depuis le barrage Barbara (Zouitina) un volume d’environ 8 millions de m3 dans la rivière qui porte le même nom et qui coule jusqu’en Algérie.

La situation de nos barrages est-elle préoccupante ?

Les responsables présents à l’atelier national sur l’eau qui s’est tenu le 18 novembre dernier ont affirmé que le stock en eau disponible dans les barrages, au début du mois de novembre, s’élevait à 544 millions de m3. Il est estimé actuellement à la date du 10 décembre à 539 millions de m3.

Cela signifie que la quantité d’eau dans les retenues a diminué de cinq millions de m3 en un mois. La situation est préoccupante pour deux raisons principales.

La première est que la température est anormalement élevée depuis le mois de septembre, ce qui provoque, par conséquent, une évaporation des eaux contenues dans les barrages et des sols. Un degré de plus par rapport à la température normale correspond à une augmentation de 7% du taux d’évaporation de l’eau.

La situation des barrages est critique et l’une des conséquences directes de cet état des lieux est qu’il est difficile voire impossible, à l’heure actuelle, à cause de l’évaporation, de satisfaire les besoins de la Sonede en eau de surface qui s’élèvent à un million de mètres cubes par jour, en sachant que c’est le ministère de l’Agriculture qui est le premier fournisseur en eau brute de la Sonede.

La deuxième est liée au manque de pluies qui permettent de générer des écoulements et donc des apports vers les barrages. Par conséquent, à cause de la perturbation de son rythme habituel, il n’est pas possible pour la Société nationale de d’exploitation et de distribution des eaux de fournir un service de qualité à ses abonnés.

S’il ne pleut pas suffisamment d’ici la fin de l’hiver ou du printemps et en prenant en considération le fait qu’en deçà d’une capacité minimale établie, les barrages ne pourront plus alimenter la population en eau potable, les stocks d’eau contenus dans ces ouvrages nous suffiront jusqu’à quand ?

Si jamais la pluviométrie reste trop faible et les températures anormalement élevées par rapport à la normale, les apports en eau disponibles dans les barrages peuvent nous suffire pour cinq mois mais sous certaines conditions.

Le ministère de l’Agriculture devra durcir les restrictions mises en place.

Il sera obligé de réduire de 20% (ou même plus)  le volume d’eau qu’il fournit actuellement à la Sonede, au lieu de  neuf cent cinquante mille mètres cubes par jour, le ministère fournira huit cent mille mètres cubes à la Sonede, ce qui est largement en deçà de ses besoins qui s’élèvent à un million de mètres cubes nécessaires pour maintenir un rythme normal et fournir un service adéquat aux abonnés. Il faut savoir aussi que la Sonede ne dispose pas de la totalité de ce volume, car il y a des prélèvements illicites effectués sur l’oued Medjerda, ce qui va contribuer à réduire le volume d’eau dont doit disposer la société pour assurer le fonctionnement de son réseau.

Cela va entraîner plus de perturbation au niveau du réseau et une détérioration de la qualité du service.

Comment expliquez-vous justement le fait que des coupures d’eau surviennent fréquemment dans certaines zones et qu’elles se poursuivent toute la nuit jusqu’au matin, alors que dans d’autres quartiers et cités le débit d’eau est juste réduit sans être interrompu?

Les quantités d’eau à la disposition de la Sonede sont inférieures, comme nous l’avons souligné un peu plus haut dans l’entretien, à ses besoins réels en eau de surface qui s’élèvent à un million de m3 par jour. Par conséquent, le fonctionnement du réseau de la Sonede n’est pas optimal et la société ne peut plus alimenter équitablement la population en eau potable.

Les habitants qui se trouvent à proximité des réservoirs vont avoir un meilleur débit que ceux qui se trouvent à l’extrémité du réseau ou en hauteur. Si la Sonede procède à des coupures d’eau et ferme certains tronçons des conduites, c’est pour maintenir un certain équilibre au niveau du réseau et assurer son bon fonctionnement.

Il faut absolument éviter que les canalisations se vident complètement et se remplissent d’air. Si, par malheur, cela arrive, il faudra plusieurs heures à la Sonede pour réalimenter les canalisations en eau avec des risques plus élevés de ruptures des conduites et donc des pertes d’eau. 

Pensez-vous que les coupures d’eau risquent de se prolonger?

Alors qu’elle devait prendre fin en septembre, la décision relative aux coupures d’eau a été prolongée jusqu’à nouvel ordre par le ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche. Si la pluviométrie reste faible, le ministère sera contraint de réduire davantage l’eau fournie à la Sonede, ce qui rendra la tâche plus ardue pour cette dernière qui a déjà du mal à maintenir l’équilibre et le bon fonctionnement du réseau.

Si le ministère de l’Agriculture décide un jour,  à cause de la faible pluviométrie, de renforcer les mesures restrictives,  en rationnant davantage l’eau qui est fournie à la Sonede, comment la société va-t-elle gérer ce manque d’eau?

Il y aura alors de plus en plus de coupures d’eau qui vont se prolonger dans la durée. Cela veut dire qu’il y aura des coupures d’eau dans la journée également, ce qui aura un impact désastreux sur les secteurs économiques et les établissements publics comme les hôpitaux, les centres de dialyse, les universités, etc. Ceci sera d’autant plus difficile pour la Sonede que quatorze gouvernorats sont alimentés par le transfert et le traitement des eaux de surface.

Des perturbations toucheront également les zones alimentées depuis les eaux souterraines qui ont subi de grandes baisses à cause du manque de la recharge naturelle et de la surexploitation. Il en va de même des forages de la Sonede et des groupements de développement agricole qui ont vu leurs débits décroître et certains se sont même asséchés.

Ces mesures restrictives ont-elles donné des résultats positifs?

Même si tout citoyen est appelé à utiliser de façon rationnelle l’eau du robinet, je pense que ces mesures ne sont pas suffisantes pour gérer la crise hydrique. Le ministère de l’Agriculture affirme que cent mille mètres cubes ont été économisées. Il ne  s’agit pas d’économie d’eau. Le ministère a procédé simplement à la réduction du volume d’eau fourni à la Sonede. 

Le ministère n’ayant rien prévu pour inciter à la réduction de la demande au niveau des usagers industriels et domestiques.

Pourquoi la qualité de l’eau de robinet s’est-elle détériorée?

Le stock d’eau de la retenue de Sidi El Barrak ne suffisant plus, l’eau qui alimente le réseau de la Sonede proviendrait essentiellement du barrage de Sidi Salem.

Or la qualité de l’eau de cet ouvrage est médiocre, car des rejets d’eau usée continuent à se déverser dans cette retenue. En plus, il est connu que l’eau du barrage Sidi Salem admet un taux de salinité élevé.

La situation pourra-t-elle revenir, un jour, à la normale?

Les restrictions mises en place, qui se sont traduites par des coupures d’eau opérées par la Sonede, ont produit des dégâts supplémentaires sur le réseau.

La société doit procéder à la réparation et au renouvellement de ses canalisations, afin de limiter les pertes qui sont enregistrées au niveau des conduites. Il en est de même pour les GDA. Ce faisant, il n’est pas possible d’agir sur les facteurs liés au changement climatique. Par conséquent, le ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche doit mobiliser les ressources d’eau non conventionnelles supplémentaires pour constituer des stocks d’eau stratégiques, car le risque est double à cause de la surexploitation des eaux souterraines.

Le ministère de l’Agriculture a proposé de construire des barrages souterrains. Qu’en pensez-vous?

Ces barrages risquent de rester vides, car la pluviométrie est très faible. D’un autre côté, on ne peut compter uniquement sur les apports en eau provenant des stations de dessalement actuelles et futures et qui couvrent les régions du sud, car elles ne suffisent pas à couvrir les besoins en eau des gouvernorats qui sont alimentés par la Sonede depuis les eaux de surface. Il aurait fallu également programmer des stations de dessalement pour le Nord et le Centre.

Qu’en est-il du code de l’eau?

Il est encore en cours de révision et on se demande quand il va voir le jour pour pouvoir gérer les ressources en eau de façon optimale et lutter contre les différentes formes de perte et de gaspillage de l’eau.

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